La dernière fois que nous nous sommes réunis, les
contributeurs de ce blog, nous avons convenu d’orienter nos articles de façon à
ce qu’ils soient des réponses à des gens bien plus éminents que nous et qui ont
l’honneur de publier leurs proses dans des journaux. Ce que vous avez eu la
patience de lire de mes derniers posts a été envoyé à Martineau, Facal ou
Cornellier, selon le thème abordé (tous m’ont répondu sauf le premier). Quand j’ai
terminé l’article ci-dessous, je me suis demandé qui s’intéressait à l’évolution
générale de notre société et la réponse s’est rapidement imposée : Mathieu
Bock-Côté. Je lui ai donc envoyé ceci :
"Lire Faust est bien. Comme lire Cervantès ou Hemingway. Ce
faisant, on en apprend beaucoup sur le monde dans lequel on vit. Mais on ne le
change pas. À la rigueur, ça peut permettre de prévoir un peu ce qui s’en
vient. Pourquoi lire les classiques? Outre le plaisir poétique que procure Lady Macbeth, il y a la vérité du
caractère qui y est dépeint et qui reste valide aujourd’hui. En connaissant
bien ce caractère, on pourra prévoir un peu comment va réagir telle ou telle personne
à l’action qu’on s’apprête à poser ou à la parole qu’on est sur le point de dire.
Faust est l’archétype de l’intellectuel moderne que la connaissance du monde
n’a pas satisfait. Je parle de l’intellectuel au sens large, dans toutes les
sphères de la connaissance. Il y a le scientifique insatisfait de connaitre les
fondements les plus intimes du monde et qui tressaille d’allégresse devant ces
cette plèbe assoiffée qui veut en faire un prophète ou un gourou. On invite
Hubert Reeves sur le plateau de Marie-France Bazzo pour lui demander ce qu’il
pense des accommodements raisonnables… (Quoi, vous ne pensez quand même pas qu’on
allait inviter un évêque?) Voilà le scientifique qui non seulement est capable
de déchiffrer le monde, mais d’en influencer le cours… C’est Faust. Puis la
société technique… Mais ce n’est pas encore suffisant : il faut pouvoir
changer jusqu’aux fondements du monde. Et pourquoi donc? C’est-ce qu’il
convient d’examiner.
On a remarqué depuis quelques millénaires que l’instinct devait
se soumettre à la raison. Il ne s’agit pas de rejeter la raison (ce sont les
religieux qui rejettent la raison, n’est-ce pas?), mais de la subordonner à
l’instinct. Comment accorder un tel projet avec ce que l’on observe depuis des
millénaires? Car enfin, si Platon, Aristote, Lao-Tseu et consort ont si bien
insisté sur l’importance de voir l’instinct gouverné par la raison, c’est
qu’ils ont pu observer les effets désastreux du contraire. Il s’agit d’une
observation quasi scientifique. L’homme est dans un milieu dans lequel il ne
peut pas fonctionner bien longtemps s’il laisse l’instinct gouverner. C’est
alors le chaos, la barbarie, le désordre et tout ce que vous voudrez. On ne
veut pas ça. Cependant, la raison, c’est le leitmotiv de Nietzsche, ça finit
pas être un peu chiant. En fait, Nietzsche est l’incarnation de Faust. Ça m’a
semblé tellement évident à la lecture de Faust que j’imagine que c’est
maintenant un poncif dans le monde intellectuel universitaire que je ne
fréquente pas. La raison a permis à Faust d’aller au bout des connaissances
scientifiques de son temps. Bien mais rendu là, il se passe quoi? Un ennui
mortel!
Faust voudrait libérer l’instinct. Sauf qu’il n’est pas con,
il a pu observer ce qui se passe lorsque c’est l’instinct qui prend le dessus.
Il ne veut pas être comme cette plèbe qu’il est appelé à côtoyer tout au long
du livre, même s’il l’envie… Il sait que le monde ne peut admettre que
l’instinct domine. Il faut donc changer le monde… Et c’est pourquoi au bout de
la science, il réclame la magie. Pourquoi?
Le surhomme de Nietzsche est l’homme faustien. Et voilà la quête de l’homme depuis ce
temps : transformer le monde, non pas pour pouvoir le dominer (quelle
vulgarité!) mais de façon à ce que la raison puisse être subordonnée à
l’instinct. Dans le monde traditionnel, les philosophes l’ont remarqué, c’est
une question de survie pour l’homme que la raison domine. Il faut donc changer
le monde de façon à ce que ce renversement devienne non seulement possible,
mais souhaitable. En attendant, il y a le surhomme, déjà capable de vivre et de
fonctionner en mettant son instinct au-dessus de la raison dans le monde actuel.
Mais attention. Seulement le surhomme!
Les catastrophes surviennent toujours lorsque l’instinct
prend le dessus, pas besoin d’être un grand penseur pour le remarquer. Cela
arrive généralement lorsque la raison est congédiée. Là est la subtilité. Les
paysans que Faust côtoie ont congédié la raison pour que l’instinct prenne le
dessus. Cependant, avec Faust, la raison n’est pas congédiée, elle est mise au service de l’instinct. Le
surhomme met l’instinct au-dessus sans
chasser la raison mais en faisant le la raison la servante l’instinct.
C’est la nouveauté. Et la différence entre le gros inculte et l’homme faustien.
Si on y va trop raide, ça donne l’horreur nazie, alors il faut y aller plus
lentement. Et c’est ce à quoi travaille la société occidentale moderne, et le
gouvernement provincial du Québec plus particulièrement : établir une
société sur des bases qui permettent que la raison soit au service de
l’instinct. Tous les ordres de la connaissance sont mobilisés à cette noble
tâche : le droit bien évidemment, mais aussi l’éthique et la science
fondamentale, sans oublier toutes les sphères de l’art.
Avant, la société
était construite de façon à faciliter la répression des instincts. Ce qu’on
veut maintenant au Québec, c’est une société élaborée façon à que les instincts
puissent se déployer dans toute leur ardeur sans que l’homme ne dépérisse. C’est
ce à quoi est appelé à travailler la raison des plus grands esprits de la société
moderne. Il ne s’agit plus de congédier la raison comme dans les sociétés barbares,
mais de la prostituer comme dans la société nazie. Cette inversion est dénoncée
par les plus anciens sages de l’Ancien Testament : « Les plaisirs ne conviennent pas à l’insensé et encore moins
lorsque l’esclave domine sur le maître » (Proverbes 19, 10) Le plaisir
n’est pas mauvais en soi, lorsque la raison (le maître) est sollicitée dans
cette recherche. Mais l’insensé a congédié la raison. Dès lors, sa recherche de
plaisir ne visera qu’à assouvir son instinct (l’esclave). Mais pire encore ("encore moins"),
lorsque la raison (le maître) n’a pas été congédiée mais subordonnée à
l’instinct (l’esclave) : « lorsque l’esclave domine sur le
maître ». C’est à ce renversement que les meilleurs esprits de notre
société sont appelés à travailler.
L’exemple de la gestation
pour autrui que soulève mon collègue Daniel en est un exemple assez éloquent. Une femme veut s’accomplir
professionnellement, alors elle mène une carrière enviable d’une vingtaine
d’années dans le milieu des finances, remportant plusieurs fois le titre de
femme-entrepreneure de l’année. Pas question d’enfanter avec son horaire de 70
heures par semaine. Puis l’instinct maternel se réveille alors qu’elle est âgée
de 55 ans. Elle devrait normalement « se faire une raison » et
accepter l’impossibilité d’une telle chose. Mais ce serait mettre la raison
au-dessus de son instinct. On ne veut plus cela. Il faut que l’instinct
l’emporte. Alors on va utiliser la raison, via la science biologique, pour rendre possible
ce que son instinct lui commande. On va utiliser la raison pour établir une
éthique qui puisse justifier une telle fécondation (en niant évidemment la
réalité pourtant évidente de l’individualité de l’enfant). On va utiliser la
raison pour rénover le code civil de façon à ce qu’il puisse admettre un tel
article sans en contredire d’autres. On va utiliser la raison de façon à ce que
l’on resitue la réalité humaine dans l’ensemble du cosmos pour qu’une telle
opération soit admissible. On va utiliser la raison pour créer des personnages
de téléromans admirables auxquels on puisse s’identifier. Il me semble que telle est la motivation de presque toutes les réformes qu'on a enclenchées ces dernières années.
Faust finit mal (Nietzsche aussi). On peut penser que Goethe ne
souhaitait pas qu’advienne ce qu’il a décrit. Tous les profs savent que la
prévention est toujours un peu un incitatif. Il n’y a que les prophètes qui
puissent changer le cours des choses par leurs écrits. Ils en paient
généralement le gros prix.
Et dire qu’on se cherche un projet de société… Je
propose qu’on reprenne les affiches de l’Équipe du Tonnerre. On pourrait
enlever la main qui tient l’éclair et la remplacer par le mot « L’instinct ».
Resterait à enlever le « s » à « Maîtres » et on serait
pas mal « s’a coche »."
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