samedi 10 août 2013

Le nationalisme selon Lionel Groulx

Extrait de Rôle d'une société nationale en l'an 1958:
Nationalité, patrie ! Quelles sont-elles pour nous ? A défaut de l'évidence, une voix, un maître peut répondre: l'histoire. Nos ancêtres ont abordé, il y a trois cents ans, ni en Patagonie, ni au Mexique, ni au pôle nord, mais sur un point, une zone bien déterminés de l'Amérique septentrionale et que je n'ai nul besoin de vous indiquer. C'est ici, sur le Saint-Laurent surtout, qu'une race, la nôtre, a pris racine. C'est cette terre, nulle autre, qu'elle a épousée. Peut-être aujourd'hui quelques-uns préféreraient-ils une autre terre, sous des cieux plus bleus, plus souriants. Qu'y peuvent-ils ? Qu'y pouvons-nous ? On ne change pas l'histoire. Dans cet immense pays que fut, pendant près d'un siècle, l'empire français d'Amérique, une portion est devenue plus spécifiquement nôtre, plus spécifiquement patrie, parce que nos liens sont plus intimes, plus forts avec elle. Pendant trois siècles et demi nous nous y sommes cramponnés; région par région, nous l'avons conquise sur la forêt, parfois sur le conquérant; depuis plus de trois cents ans, cette terre aura été l'habitat d'une dizaine de générations de Canadiens français qui y ont planté leurs foyers, leurs institutions, leurs traditions, leurs clochers, leur foi : tout ce qui constitue une nationalité.  

Et pourquoi encore ce pays du Québec est-il la vraie, la première patrie des Canadiens français, celle à qui doit aller notre plus stricte, notre plus haute allégeance ? 
Ressaisissons la réalité Nation. Qui dit nation n'entend pas n'exprimer qu'une agglomération humaine. Trois millions, cinq millions d'hommes, enfermés, par le hasard d'une guerre — simple hypothèse — en un vaste camp d'internement, ne constituent aucunement une nation. Nation veut dire une fraternité humaine façonnée, avec le temps, par une terre, une histoire, et surtout une "culture". Notion encore malaisée à définir que cette notion de "culture", que l'on devine, que l'on comprend mieux qu'on ne la saisit objectivement. Notion, qui, en tout cas et à coup sûr, sous-entend un ensemble d'institutions et de conditions politiques, juridiques, économiques, sociales, intellectuelles, morales, religieuses, qui ont à la longue modelé, différencié un groupe humain, lui ont fait, parmi les peuples, une âme, un visage original, lui ont constitué un patrimoine spirituel distinct. Et précisément, à cause de ce modelage et de ce patrimoine, voici surgir entre des hommes, la conscience d'une parenté, d'un destin commun à réaliser, et pour la réalisation de ce destin, et pour la sauvegarde des biens de civilisation acquis au cours du temps, voici apparaître aussi en ce groupe humain, la conscience, l'acceptation résolue d'une responsabilité collective et d'une volonté de subsister. Une nation est née. 
Réunissons-nous ces éléments de la nation ? Question oiseuse, aurait-on dit, il y a trente ans, vingt ans. Question opportune, vitale, aujourd'hui qu'une génération met tout en doute, fait bon marché de tout le passé et de notions et de réalités tenues hier pour sacrées. Aux gens de mon temps, assez pauvres d'esprit, il est vrai, il paraissait à peu près évident que nous n'étions ni de nationalité anglaise, ni irlandaise, ni allemande, ni espagnole, ni italienne, ni même de nationalité anonyme. Si l'histoire et l'opinion publique comptent encore pour quelque chose, il est assez généralement reconnu que nous sommes de nationalité canadienne-française. Issus de France au début, mais rameau de France poussé en terre canadienne, dans l'atmosphère canadienne, nationalisée dans le milieu Nouvelle-France, puis dans le milieu Canada français. Tels nous sommes, pour ceux qui s'inclinent encore devant l'évidence. Et si telle est l'évidence que pouvons-nous là-contre encore une fois, contre ces faits, ces réalités ? Nos jeunes internationalistes admettront au moins ce fait que les hommes, tous les hommes, vivent encore en patries et en nations et que, selon toute apparence, ils s'en trouvent bien, et ne paraissent nullement près de changer ce mode de vie. Et je suis de ceux qui ne croient pas que les Canadiens français en doivent changer. Nous ne pouvons être que ce que nous sommes. Nous sommes situés, fixés, comme on dit aujourd'hui. Et la raison en est que ces valeurs humaines, historiques, culturelles, que nous énumérions tout à l'heure, nous sont en quelque sorte incorporées; elles font partie intégrante de notre être, de notre personnalité; nous ne pouvons les arracher de notre être. En changer? Autant changer d'âme. Français et catholiques, nous recevons nos valeurs spirituelles de deux hautes sources : en premier lieu de l'une des plus riches cultures de l'humanité, puis de la foi, ce vitalisme divin de l'Eglise qui peut élever l'homme jusqu'à le diviniser. Mais alors, au nom de quel intérêt suprême, je vous le demande, choisirions-nous d'être d'une autre nation ? Rien ne nous justifierait d'en changer, pas même en cette Amérique du Nord où, pour notre perfectionnement humain, nous chercherions en vain supériorité ou même égalité de valeurs culturelles; pas davantage, en ce pays du Canada, où les plus intelligents de nos compatriotes anglo-saxons tiennent nos ressources culturelles aussi valables que les leurs; pas même en ce Canada, dis-je, où notre façon d'être, je devrais dire notre façon d'âme, nous sont garanties par des textes, un droit positif intangible, droit qui, pour être gardé, en dépit de forces adverses ou hostiles, n'exige de notre part, qu'un peu de courage, un peu de ces choses qui s'appellent le respect de soi-même, le sens de la dignité. Avouons donc, au surplus, que l'appartenance à sa patrie, la fidélité à sa culture, ce sont là, pour le commun des hommes, des engagements sacrés dont on ne se libère que par une monstrueuse perversion du cœur et de l'esprit : perversion qui s'appelle en bon français : reniement, trahison. 
Lionel Groulx, nationaliste québécois

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